Ta grand-mère la pythonisse !
Lentement l’encre nocturne remplace l’azur. Sous la lune qui prend la veille, le marbre luit, poli du frottement des étoffes. En contrebas, sur l’hémicycle, quelques lampes à huile vacillent et dans l’obscurité qui épaissit, projettent dans l’agora des ombres géantes. Les plus grands orateurs ont défilé sous ces sphères, des étrangers célèbres, des devins, des mages, des hyperboréens velus et des Noirs crépus, des Egyptiens, des marchands, des espions et même quelques gymnosophistes venus à grands périls d’au-delà des déserts sur le dos de chameaux à deux bosses.
– « Est raisonnable le raisonnement bien conformé sans schisme logique, qui décrit le réel », clame l’ombre géante d’un index, celui d’un homme peut-être trentenaire aux maxillaires carrés, nets, bien rasé, une fibule d’or à l’épaule. « Les chevaux borgnes ne sont pas chers, mais Athènes pour faire la guerre achète les plus belles cabales. Oui, la logique philosophique, voilà la supériorité d’Athènes… »
– « Tu l’as déjà dit, jeune homme », coupe un vieillard. « Qui confondrait une haridelle et un destrier ? Qui serait sot assez, même sans connaître les signes, pour échanger son or contre une haquenée borgne ? Même pas tes pères, beau jeune homme. Je les ai bien connus. Quand ils avaient leurs jambes, pour vaincre ou rester vivants, ils s’élançaient comme fous derrière l’égide. Comme leurs pères avant eux, ils rejoignaient les montagnes assister aux mystères. Les dieux les chevauchaient comme les autres. Autour de la faille omphalique, tes pères bien mieux que toi comprenaient l’importance de nos cérémonies, quand nous jouions, ensemble, tous, hommes, femmes, enfants, vieillards, la comédie et le drame de nos vies. N’est-ce pas d’une femme Scythe, il y bien des générations de cela, que provient ton germon ? N’est-ce pas de l’un des Argonautes qu’elle enfanta tes pères ? Elle était parente de Médée, initiée aux cérémonies des hyperboréens, aux mystères qui se jouent sous le dôme enterré dans les vapeurs d’herbe et les effluves du sol ? Ses filles, tes aïeules, n’ont-elle pas visité les mages de Perse, les prêtres d’Egypte ? N’avait-elle pas recueilli les chants des Garamantes, les murmures de Cassiopée, les poèmes de Saba, et ouï dire des hommes singes velus de l’Afrique chevelue ? Ta grand-mère elle-même, jeune homme bien rasé, ne vivait-elle pas dans les grottes de karst, en compagnie des sangliers, dans les collines du Nord où vivaient jadis les Cyclopes, où sont encore vivants les vieux cultes ? N’était-elle pas partie longtemps vers l’Est, au-delà du pays des mages, là où les ascètes adorent un dieu aux mille bras et au collier de crânes ? Ne parlait-elle pas de ces royaumes lointains baignés à ces rivages d’où sort Apollon sur son char, consumés d’interminables guerres dont nous ne savons rien ? On m’a dit qu’une grande couleuvre mâle partageait même son antre. Ta grand-mère, beau philosophe, n’était-elle pas pythonisse ? »
La raison contre les mythes
– « Superstition, tyrannies des mythes ! Nous, philosophes, luttons pour dégager l’entendement de la gangue ancienne de la magie, des cosmogonies archaïques, des royautés enracinées dans le despotisme des mystères. La déduction qu’on fait sur l’hypothèse qu’on avance et que le réel confirme : voilà le credo. Sinon quoi ? Sinon l’émotion, la folie passagère, le démagogue qui flatte la foule, qui l’excite, qui l’enflamme, la lance par la ville forcer les portes des greniers et allumer des feux ? Ou bien préfères-tu, vieil homme, l’archaïque carcan des antiennes magiques, le vieil ordre croulant où vous les chamanes et les rois, vous entendiez si bien pour corseter l’univers et l’homme ?»
– « Les Athéniens en veulent toujours plus », tonitrue une voix forte résonnant d’accents d’airain et de marteau. « Ils ont raison d’être gourmands et ambitieux. Pourquoi ? Parce qu’ils sont raisonnables. Oui, la raison fait la grandeur d’Athènes. La raison est le fondement de sa supériorité politique et morale. Elle l’autorise à revendiquer l’hegemon sur les autres cités. Périclès les fédère pour leur bien. Elles doivent comprendre la beauté, la bonté et le juste d’Athènes.»

– « Elle est belle ta raison. Elle est belle la démocratie », gouaille d’au-delà la margelle, depuis l’ombre violine une voix au fort accent rempli de borborygmes. « Périclès l’a imposée aux cités fédérées, comme une punition. La démocratie ou l’invasion, la démocratie ou les camps militaires aux portes de la cité ! Périclès a trahi. Le monde nouveau que tu décris est celui d’un début trahi. Mais, je te l’accorde : ce siècle est une première expérience où tout est déjà en germe.»
– « Tant d’hommes de talent rassemblés à Athènes, en si peu de temps, sur si peu d’espace ! » s’emporte un jeune homme maigre à la toge douteuse, à la tignasse de nattes formant masse sous le bonnet de maille. « Est-ce leur génie ? Ou n’est-ce que l’occasion ? Quand la paix règne, quand l’or et l’argent circulent, le plus stupide des colporteurs remplit sa bourse. Génies de pacotille, talents d’occasion, talents factices, talents à la mode ! »
– «Talents sonnants et trébuchants, pour ça oui ! » coupe un homme depuis l’ombre. « Parlons-en des élites ! Socrate, Platon, Aristote, Périclès, Hérodote, Alexandre ? Tous cul et chemise. La même bande. Quelle autre raison plus grande a donc bien ta raison, ô beau philosophe rasé, sinon que de servir les puissants ?»
logique du conte, logique du compte
– « Votre raison », reprend le jeune homme maigre à la tignasse filasse, « c’est la logique du fer : la loi, la norme, la règle, celle que vous gravez à toutes les stèles de pierre plantées aux carrefours. Et même vous l’avez fondue dans le bronze ! Nos pères, les pères de nos pères, préféraient à vos lois la souplesse de la parole, l’accord, l’harmonie.»
– « Ne vois-tu pas que le monde a changé ? » rétorque index encoléré le philosophe aux maxillaires carrés. « Comment les vieilles coutumes pourraient-elles encore répondre aux défis d’aujourd’hui ? Jadis, toi vieillard que mes pères ont connu, tu prenais une barque, tu tournais le cap : les lois avaient changé, les temples abritaient d’autres dieux. C’était il y a longtemps. Les vaisseaux pansus, que protègent nos trirèmes, aujourd’hui nous mènent en quelques jours à Sidon, Tyr, Memphis, Cyrène, Syracuse, à Agathé Tyché ou Massa. Depuis, d’autres dieux ont rejoint dans le temple l’idole poliade. D’hors les murs ont afflué les métèques, les esclaves, les miséreux des collines et des plateaux trop arides, trop peuplés. La puissante Perse menace. Aristote peut bien conseiller l’autarcie. Si Athènes ne s’était pas tournée vers la mer, si Périclès n’avait pas imposé notre démocratie, nous échangerions encore nos sardines sèches contre l’orge plein de cailloux de Lacédémone !»
– « Vous chamanes, chenus ou jeunes, prétendus philosophes et véritables errants, n’êtes qu’une bande d’idéalistes, de rêveurs. Je construis des galères au Pyrhée. Je travaille dur, moi. Je fais commerce avec ceux du Pont. J’ai même, en ce moment peut-être, un navire au-delà des piliers d’Héraclès, parti chercher l’étain. J’importe le blé de Colchide, que vous mangez ici. Le pain de froment, vous en voulez bien, hein ? Mais vous ne voulez pas des règles, des sceaux, des mesures, des étalons pour l’acheter ! Comment sans eux fonctionnerait le commerce, sans des règles reconnues partout et par tous les marchands? Finies les disputes, les comptes et les cargaisons au jugé. Les lois faites sous le sceau de la raison sont bonnes pour le commerce. Athènes a écrit les paroles exactes. Tant mieux pour nous que ce soit elle qui l’ait fait ! »

– « Le sceau de la raison ? » rugit l’homme de l’ombre. « De raison, tu as la bouche pleine, et les bras chargés de plans de machines, de roues à dent, de cages d’écureuil, de poulies, de moufles, de bigues, de chèvres. Tu penses comme un calame, et non pas comme un homme. La belle mécanique ! Les portefaix par centaines que tu as débauchés, mourant de faim au bord des routes, entassés aux faubourgs dans des dolia crevées. Tu préfères tes engrenages aux travailleurs libres ! Même les esclaves pour toi mangent trop encore. Les engrenages ne mangent pas, ne se plaignent pas, ne réclament pas. Ta logique est celle du livre de compte. La voilà ta raison. La raison de ta raison. Ta mécanique est l’outil des patriciens, des trafiquants au grand large, l’outil du pouvoir de ta classe ! »
– « Les engrenages », renchérit le chamane à la tignasse, « conviennent bien aux machines. Mais comment pourraient-ils nous dire pourquoi reviennent les jours, les saisons, les moissons ? Vos articulations logiques sont souples comme les maillons d’une chaîne. Vos mètres et vos péroraisons de parchemin sont cassantes et rigides: on croirait l’insecte, et ses segments de chitine, pliant à peine aux joints. Notre mètre n’a besoin ni de calame, ni de stylet, ni de parchemin : il est en nous. Python seul a la souplesse nécessaire de dire au cœur des hommes les paroles qui cernent le futur. Platon même, quand il est au bout de ses raisons, revient au savoir bien usé, bien sûr, bien mûr des mages, seuls capables de faire leur part aux mystères. En peu de mots leurs bouches disent les mythes dont des mers de signes n’effleurent pas même le sens. Socrate raisonne et n’écrit pas : ses convives banquètent. La nourriture entre par la bouche des convives et la sagesse en sort. Comment pourras-tu jamais démontrer comment les enfants aiment leurs parents ? Crois-tu qu’on peut apprendre dans les livres ce que l’on est soi-même ? Crois-tu que les masques au théâtre, tout à l’heure, ici même, ne raconteront pas nos mystères bien mieux que, le licol sur la nuque, les scribes des rois, leurs nobles, leurs philosophes, leurs régisseurs, leurs marchands, leurs esclaves affranchis ? »
Parler est barbare
– « Tu insultes le savoir, sophiste ! », raille le philosophe carré de la mâchoire. « Tu insultes la science, toi qui la vends, contre argent, comme des carottes, à des marchands grossiers qui n’ont que leurs drachmes à la bouche, celui qu’ils dépensent pour ta rétribution, celui que leurs enfants gagneront grâce à ton verbe maquignon. Avocat parfois, précepteur de gosses de parvenus tantôt, secrétaire ici, rédacteur là, traducteur parfois, au gré de tes embauches : un colporteur n’est pas un philosophe. Oui, l’écriture est le savoir des rois. Oui, ses régisseurs gèrent ses domaines. Oui ses scribes notent l’or, l’argent, les pierres, les trophées, la richesse des citoyens, les contributions des alliés à la beauté d’Athènes. Oui la raison sert les rois, le mérite, la valeur, le beau. Oui, le fort est le maître de la raison ! » »
– « Ta raison te trompe », rétorque l’homme à la toge douteuse, « car si à quelque question qu’on pose, l’univers répondait par l’affirmative ? Se ferait-il que l’on puisse trouver quelque preuve à n’importe quelle conjecture ? Parce que l’étendue limitée des conjectures, infiniment inappropriées à leur objet, fait que toujours existe quelque partie du vrai qui les confirme ? »
– « La parole » continue le vieillard, « n’est pas une loi qu’on grave dans la pierre. Elle est utile. Elle se décide. Elle se plie, elle s’adapte. Nos ancêtres la façonnaient à l’ombre de l’olivier millénaire, martelée longuement comme le forgeron la lame de bronze. Longs conciliabules et braves péroraisons. Et quand les gorges s’asséchaient, quand le souffle collectif chancelait, les aèdes pour le réanimer entonnaient encore les généalogies, les exploits des héros, les épopées anciennes. Sous le dôme à demi-enterré, on racontait les rêves, les angoisses, la torsion des viscères, la peur des esprits et des sorts que jettent les envieux. Alors quelqu’un s’écriait : toi là-bas, pourquoi m’en veux-tu ? Une voix entonnait le chant des symboles qui pansent. La voix partagée soignait les griefs, la colère, l’envie, les jalousies, les complots, les maladies du corps, les maladies de l’esprit enfermé dans le corps, et celles de l’esprit qui contient tous les corps. Toi qui respectes le théâtre qu’on va jouer bientôt ici, ce soir, au milieu de ces bancs, ne sais-tu pas que ses racines puisent au vieux culte ? Ne sais-tu pas que la raison est bien faible pour soigner les maux qui n’ont pas de nom !
– « Les charlatans… », reprend après une pause le vieillard d’une voix assombrie, « les charlatans vendent des potions dont l’efficace réside dans le secret jaloux de leur fabrication et le monopole de leur distribution. Les vrais thérapeutes – leur peau sent la chèvre et non le baume – soignent l’homme en entier. Ils soignent par la parole pour ce qu’on veut bien leur donner. Seule l’évocation, la parole, la musique, l’image vivante, recèlent l’efficace. »
– « Socrate n’a jamais écrit une ligne, sauf pour la liste des courses qu’il donnait à faire à ses esclaves », persifle une voix depuis l’ombre ceignant l’amphithéâtre.
– « Platon lui-même » continue le philosophe filasse à la toge crasseuse, « hésite à confier pleinement au calame les paroles du maître, comme si l’instrument ne suffisait pas à contenir sa pensée. L’élève a ouvert les bondes. Après lui, nous le sentons bien, les scribes le diront sans plus de retenue : parler est barbare. »
Parole d’air, parole de pierre
– « Mon jeune ami a raison », s’anime le patriarche. « Les scribes n’aiment pas la parole au vol ailé. Ils n’aiment pas l’agora. Ils n’aiment pas les mots qui vont du pair au pair. Ils les veulent serrés, scellés, dans des bibliothèques, indexés, conservés, surveillés, bien gardés. Ils veulent la langue fossile, figée, servile. Bientôt leurs signes deviendront la nourriture unique de l’idée.»
– « Vieux chamane, qui connut mes aïeux, ne comprends-tu pas que les signes de Platon voyagent bien plus loin dans l’histoire, sur les mers et les routes, que les discours qui fuient avec la brise du temps et meurent avec les bouches ? Platon, Aristote surtout, défendent le privilège de la raison d’édifier l’ultime savoir, comme moellon après moellon on érige la muraille. Ecrire, c’est poser. Et sur cette première pierre construire. Bâtir, édifier, plus haut, toujours plus haut, et gagner en puissance. Le papyrus et le calame sont les outils de la raison. Un jour, grâce à eux, ratio et être s’identifieront. Pourquoi refuser de vivre avec ton temps, pourquoi refuser le progrès ? Veux-tu t’en retourner dans la caverne des pythonisses, Vieillard ? »
– « La caverne des Pythonisses est à l’abri de la foudre de Zeus, jeune homme dont j’ai connu le géniteur. L’homme bientôt ploiera sous le joug de sa propre raison. Après Platon, après Aristote, j’en suis sûr, viendra la longue théorie des demi-dieux, des demi-philosophes, des prophètes borgnes, qui diront que l’homme peut égaler le démiurge. Un jour viendra où l’homme se croira l’héritier raisonnable de dieu. Il se croira le maître du drame, quand il ne sera plus au théâtre des simulacres que la marionnette de sa nature. Je te le dis, jeune homme bien rasé: le savoir des scribes n’est qu’un voile de plus sur le visage du vrai. Oui, je le crains, le monde pivote aujourd’hui entre la parole d’air et la parole de pierre.
Certains n’ont que celle-là. Les paroles des modestes, de ceux-là, là haut, assis en dehors du cercle, leurs paroles s’envolent et comptent peu. Les autres font venir de Corinthe des blocs de marbre pour y graver leurs mots et en faire des lois. Ils font de l’agora l’annexe de leurs bibliothèques. La justice de l’olivier n’a besoin que de bouches, non pas de sceaux, non pas d’annales, non pas d’archives, non pas de coffres, non pas de scribes, non pas de secrétaires. Entre les chants des aèdes et les bibliothèques des riches, entre la parole et le stylet, entre la science des signes et le savoir des hommes, oui, le monde pivote comme ces étoiles au-dessus de nos têtes. Ton écriture, philosophe, bâillonnera trop longtemps la bouche des vivants. Vous vous trompez, nobles jeunes gens entogés. Votre jeune savoir n’est que jeune, non pas universel !
Combien de temps fera-t-il illusion : quarante, cent générations ? Les illusions de la raison ne sont pas éternelles. Sous l’écorce de l’arbre, non, l’alliance n’est pas rompue. La césure n’est pas définitive. Sous la croûte, le vieux monde des contes, des palabres, des métaphores qui aident à vivre grouille, vivace. Mais quand les mains des hommes seront brûlées, leurs papyrus réduits en cendre, c’est avec leurs gorges, leurs sanglots, leurs cris, leurs soupirs, leurs murmures, leurs caresses, qu’ils se réconforteront, se reconnaîtront, et décideront, sur l’agora, de leur destin nouveau. Car voilà maintenant ma question : comment déchirer les voiles dont vous recouvrez l’être ? »

Marco Polo est un escroc
Marco Polo est un escroc. L’escroc est libre. Il ne sert aucun maître. Ce maître qui n’est le plus souvent qu’un autre escroc. Il persuade les autres que leur bien est le sien, son bien le leur. S’il escroque l’élite, l’escroc est de talent. Cela se voit souvent. Question d’expérience et de temps : au fond la même chose. Mais aussi, il sait beaucoup de choses sans les avoir apprises : une seule pensée, une seule fulgurance sans instant, germinale, souvent suffit. Deux présents courent parallèles, chacun dotés d’un passé, d’un futur. Ils sont là par éclipses, bien que jamais absents. Temps bâtard et solipsiste, comme un décalage horaire qui n’en finit jamais. Présents croisés d’expérience où le temps subit un intime pincement. Quelles valeurs ont la durée, l’histoire, les fins, l’origine, le progrès, quand le temps vacille ? Entre les quatre murs de sa geôle génoise, entre les quatre même murs, jour après jour, à son compagnon d’infortune, Marco Polo relate ses pérégrinations. Tout le temps se joue là. Quelles collisions d’images dans l’espace mental clos de cette geôle !
Les paroles de Marco évoquaient tant de couleurs, de formes, d’émotions, de lieux, de langues : souvenir du départ, de la lagune brillant immobile, plaqué en transparence sur le spectacle, anxieux incongru, du retour. Marco Polo et Venise avaient pris vingt ans. Venise ne brillait plus de la naïveté de la jeunesse. Les femmes avaient vieilli. Dissipé, le halo d’idéal dont l’avait parée l’exil. Où est Venise ? Maintenant ? Il y a vingt ans ? Qui dit plus vrai sur Venise ? Les souvenirs de Marco ? Ceux de qui n’ont jamais quitté la lagune ? Quelle absence a le plus de sens ? Le présent a sauté d’un rayon. L’un est ici vivant, l’autre, en contre-bas de la mémoire, perdure. Le doute s’instille. Il bave comme l’encre sur le buvard. Il contamine bientôt, tout le présent et les segments de la vie désarticulée, présentent la transparence de leur flanc. Alors le monde ne fournit plus de si nettes évidences. Les a priori sédentaires font grincer l’oreille et souffrir. Non le scribe ne peut pas comprendre cette faille, le cisaillement intime du temps. El Million est l’histoire d’une faillite.
Etrange étrangeté, la durée comme au travers d’une vitre, double reflet face à face dans l’épaisseur invisible du verre. Marco, le front plombé, soupèse ce double présent indécis. Appartenance confuse entre ici et ailleurs, aujourd’hui et hier. Je contemple les hommes et les femmes autour de moi. Je ne suis pas sûr de ce que je vois. Leurs vêtements sont des peaux, les murs une paroi. Je ne vois pas mes yeux. Il n’y a plus de vitre. La figure de mes proches, quelle est-elle ? Au moins ce qui pense pense. Cela pense. Par facilité lexicale, dire « Je » pense. Penser ? Qui pense ? « Cela » pensait Marco bien plus Marco ne pensait « cela ». « Je » : est-ce cette indécision ? Rien d’autre, peut-être que le spectacle de moi à moi, de moi pour moi, de moi par moi. Où est moi ? Marco déraisonnait. « Marco, pourquoi est-tu parti ? ». Il faut toujours se justifier. Pourquoi partir en effet ? De quel nœud part-on ? Pourquoi moi ? Suis-je fou ou est-ce le monde ? « Je » ne crois pas à ce moi fragmenté. « Ma » solitude est une illusion, un défaut de raison. Les autres m’assaillent et me sustentent. Je ne peux les prouver, mais je les sens, et c’est tout différent.
Le temps de Marco, qu’on y songe, est extraordinaire. Il ne prit pas l’avion, mais chemina de longs mois à pied, à cheval, à dos de chameau, vogua sur le bois des esquifs. Il traversa d’admirables contrées et des déserts arides avant d’atteindre la Chine où il resta longtemps. Enfin Marco revint par les mêmes lents moyens. Il partit adolescent, revint homme mûr. De quelle Chine Marco parlait-il à son compagnon de cellule ? De quel Occident ? De quels présents, de quels passés, de quelles transitions sur les pistes de la soie ? La vie est également courte pour tous les hommes, à peu près. Parenthèse sans retour pour remplir le temps de sens, et dans ce bref intermède, faire face à la totalité. Durée ridicule, entendement débile, étique équité, mais le seul savoir utile, poétique. Le monde est plein de fausses connaissances qui nous distraient du sens et du loisir de poser les seules questions qui vaillent : le bien vivre, le gai savoir, la douleur, la pérennité, la liberté. Le doute ne connaît plus de barrières. Marco, agité, secoue sa tignasse comme le chamane l’égide. Oh, débusquer le cœur de fer du temps ! Juger d’un point haut, long, très long. Déceler dans l’instant les contingences de la durée, ses récurrences, ses similitudes, ses solutions, ses fractures. Temps des montagnes, temps des continents, temps des crues, des rives qui s’embourbent et des îles de sable qui fondent dans le courant. Temps des arbres, des couvées, des gésines. Temps du marchand, de la serpe et du faix. Rythmes, tempo, scansion, nœuds, pendules, cordes, vibrations, périodes, coïncidences : quelle est la géométrie du temps ?