Drôme: baignade, nature et démocratie

Un trou d’eau dans un paysage à couper le souffle où touristes et locaux ont pris l’habitude depuis la nuit des temps (la grotte de Tautavel à proximité fréquentée depuis le paléolithique en témoigne) de venir faire trempette pour échapper aux canicules des Pyrénées orientales. Une histoire que raconte le film « Ici rugissaient les lions » de Laurine Estrade et Jean-Baptiste Bonnet, présentée ce 23 mars 2025 au Campus d’Eurre (26) dans le cadre de l’excellent festival « Les yeux dans l’eau ».

Mais voilà ce trou d’eau est le puisage unique du territoire. Avec la montée des températures et la « démocratisation » de la bagnole, sa fréquentation a explosé, ce qui n’est pas sans conséquences sur la potabilité des eaux ni les milieux naturels. Alors la préfecture décide d’interdire la baignade. Presque un réflexe depuis quelques décennies, où pour des raisons de responsabilité des édiles on a préféré la sécurité juridique à la liberté de se rafraîchir. Nécessité de rafraichissement de plus impérative, voire vitale, à mesure que la température monte. Du moins pour ceux qui n’ont pas les moyens d’avoir une piscine.

Les baigneurs ne l’entendaient pas de cette oreille et résistent de toute l’inertie que permettent le costume de bain et les flip-flop : le grillage devient étendoir à serviette, franchir les fils de fer offre l’occasion d’un peu d’assouplissement et aux gamin.e.s de cours préparatoire le panneau « Interdiction de baignade » de s’exercer à la lecture. Tant et si bien qu’en peu de temps le grillage pend lamentablement. Face à cette silencieuse vox populi, les autorités renoncent pitoyablement.

Une histoire de baignade qui ne pouvait manquer de résonner dans le Diois suite à la réhabilitation de la gravière des Freydières, entre Drôme et Grâne, qui souleva une vive contestation lors d’une présentation du projet à la salle communale d’Allex, où l’auteur de ces lignes était présent. Pourtant, un peu à la manière des zones à faible émission (ZFE), le projet était, sous un certain angle, exemplaire. Exemplarité dont témoignèrent Lucile Beguin, conservatrice de la réserve naturelle des Ramières, ou encore un écologue travaillant à la réhabilitation du Roubion. Où alors était le problème ? Que demandaient les contestataires ?

La démocratie directe ! Pas si simple. Lors de la réunion houleuse à Allex, Gérard Crozier, maire de la cité et président du Syndicat mixte de la rivière Drôme (SMRD) s’offusqua: « Toutes les formes démocratiques ont été respectées ». Frédéric Tron, élu communautaire et membre de la Commission locale de l’eau (CLE) soulignait : « Il arrive qu’une poignée seulement de personnes se présente aux réunions, malgré une débauche d’efforts de communication ».

Pas simple la démocratie. A torts partagés, de bas en haut mais surtout de haut en bas, trop souvent la conséquence de mauvaises habitudes d’énarques incrustrées comme des réflexes pavloviens. « Les locaux estiment avoir un droit d’usage et de regard sur le territoire où ils vivent », expliqua en substance Cédric Proust, animateur du schéma d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) du SMRD. Pourtant « on peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles la commune en question ne dispose que d’un unique captage d’eau potable. C’est une vulnérabilité. Pourquoi la préfecture s’en remet-elle sans plus d’esprit critique au seul jugement des experts scientifiques, à L’Agence régionale de santé, sans prendre en considération les besoins des habitants ? ». « Les aspect psycho-sociaux et culturels de l’usage de l’eau ne sont pas pris en compte. Lorsqu’on aborde la question de l’eau potable avec les maires, on sent bien l’épaisseur symbolique de la question », complète Jean-Baptiste Narcy, du cabinet Asca spécialiste des aspects psycho-sociaux de l’usage des eaux. Manon des sources ne le démentirait pas. A Allex, certaines critiques allaient  bien dans ce sens : « On se baigne dans le lac des Freydières depuis qu’on est gamin ».

Pas simple la démocratie, ce détestable moyen – à l’exception de tous les autres – de résoudre les conflits surtout quand bien des millefeuilles convergent pour la rendre complexe et inefficace. « Les gens ne voient pas de quel droit on les priverait de contact avec leur territoire. Ils veulent se baigner en rivière. Mais qui dit baignade dit stationnement. Stationnement souvent sur le domaine du département. Ou bien il faut emprunter des voies vicinales, responsabilité du maire. Les déchets sont du ressort de l’intercommunalité. Et s’il faut traverser des terrains privés, c’est une source de conflit avec les propriétaires. Très, très compliqué », soupirait Frédéric Tron. Presque un constat d’impuissance. Qu’est la démocratie quand elle est vaine, questionnait Deng Xiaoping (jadis numéro un chinois) ? : « Les démocraties sont impuissantes, les tyrannies efficaces ».

Une complexité à porter à la puissance impuissante de 34955, le nombre faramineux, inconnu partout ailleurs en Europe, des communes hexagonales. Une mosaïque kaléidoscopique qui fait songer à la situation pré-révolutionnaire quand dans la France d’Ancien régime coexistaient, de cité en cité, régimes fiscaux, matrimoniaux et patrimoniaux (héritage), poids et mesures, dans une intrication proprement paralysante, barrant le futur et rendant épuisant le moindre effort pour changer quoi que ce soit. Or pourtant Talleyrand affirmait : « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre ». Douceur de vivre, mais pour certains seulement. Et pour les autres ni pain et encore moins de brioche ! D’où la conflagration révolutionnaire. Commotion de violence, qui est bien le pire des moyens, sans exception aucune, pour ne rien changer au fond mais au contraire renouveler le pire.

Méfions-nous de voguer en de si proches et dangereux parages entre Charybde et Scylla. Car si les trublions d’Allex ont manifesté une certaine tendance à confondre démocratie directe et coup d’Etat direct – genre assaut contre le Capitole – rester dans le statu quo, ne proposer que des solutions à la marge sans s’attaquer à la racine des maux, c’est à coup sûr condamner à une mortelle dessiccation une démocratie assoiffée[1].


[1] Sur la question de la démocratie, de ses lacunes et de pistes pour l’améliorer, lire « Tirage au sort et imparfaites démocraties » du présent auteur, aux Editions Yves Michel/Le Souffle d’Or.

faillite morale de la démocratie

Aristote et Platon, tous deux membres de l’élite athénienne, craignaient par dessus tout les promesses de quelque führer ou leader populiste qui entraînerait une population subjuguée vers l’aventure politique, la jacquerie, l’incendie. Telle fut aussi la crainte des pères de la démocratie américaine. La révolution française, fille des Lumières, fit le pari d’une démocratie populaire. Bien qu’initialement restreinte à une élite éclairée bourgeoise remplaçant la noblesse, la condition sine qua non de son maintien et de son avenir était l’élévation continue des esprits de tous et de chacun, avec comme corollaires nécessaires la liberté d’information et de parole, de réunion, de débat.

Mais le terme élite est vague et polysémique : il peut exister des élites morales, des élites marchandes ou financières, des élites militaires. Or du point de vue des élites morales, celle militaires ou commerciales n’en sont point, voire leur antithèse. Ainsi l’Eglise réclamait la paix dominicale, condamnait les exactions du puissant envers le faible, le prêt d’argent: le temps appartient à Dieu seulement.

Aujourd’hui les élites morales, ont été balayées: l’élite commerciale et financière tient le haut du pavé. Ce qui distingue les élites morales des autres est la richesse et l’ampleur de leur culture et conséquemment la relativité de leur point de vue, leur aptitude à voir derrière l’horizon du quotidien ou de la durée d’une vie, leur aptitude à penser contre elles-mêmes.

Or, elles sont aujourd’hui parfaitement discrédités, tenues pour incompétentes dans la sphère pratique, fumeuses, sans contact avec le réel. Seul l’Islam rigoriste souhaite les réhabiliter ou les maintenir.

A l’inverse le capitaine d’industrie est vu comme une forme de héros, même si sa pratique le rapproche plus d’un Mengele. Quant aux élites politiques, leur mode de désignation – électif pour les « démocraties »,  cooptatif pour les régimes autoritaires (la réalité pratique loin de ces termes polaires étant un mélange des divers ingrédients) – sélectionne les plus avides de pouvoir, ceux ayant prendre une revanche sur la société ou contre leur propre folie: bref, les plus tarés.

Ainsi l’avidité, principal moteur des élites marchandes ou financières, est une forme de régression bien peu propre, tout au contraire, à éclairer les destinées humaines. Voilà pourquoi, dans les arts, en philosophie, ou leurs ersatz contemporains, le médiocre qui sied aux esprits médiocres a bien plus de chance de succès que le talent. Et  ce d’autant plus que ce médiocre bénéficie du formidable tambour de résonance des médias de masse peuplés de journalistes falots, appréciant l’éthique à l’aune de leur myopie.

La perspective démocratique a donc connu un retournement complet, puisque l’objectif des élites marchandes (ou  technique, la technique étant par trop le bras armé de l’argent) n’est plus du tout l’éclairement de la population, son élévation, mais bien le profit qu’elles peuvent réaliser sur l’exploitation de son abêtissement, l’encouragement systématique de ses travers, tares de comportement et biais de cognition : économie de l’in-attention, temps de cerveau disponible, manipulation de masse des affects, comportements, représentations : ceci ne peut que mener à la catastrophe.

A écouter sur le sujet, en remerciant SLP pour cette pertinente suggestion: Benda « La trahison des clercs », France Inter, 2022