
En Chinois, il est souvent difficile de donner le sens d’un caractère ou d’un groupe de caractère isolés. Ils ne trouvent une signification précise qu’en fonction de ce qui les entoure, de leur contexte. La bulle paradigmatique, l’aura sémantique de chacun des caractères est de sorte beaucoup plus ample que celle propre au mot alphabétique. Caractère et phrase chinoises résonnent ainsi l’un sur l’autre et ne font sens que dans cette interaction qui réduit la sphère des possibles à un sens actionnable.
Le plus extraordinaire est probablement qu’on puisse rapprocher la remarque ci-dessus de celle de Schrödinger sur « l’entremêlement » quantique [1] (on dirait aujourd’hui intrication), ses conséquences sur la mesure du temps et le flou inhérent à la mesure. Il est probable que nombre de monstres quantiques – au moins nous apparaissent-ils tels- sont pour d’autres cultures passées ou présentes des évidences, tandis que nos évidences leur paraissent délirantes. Ainsi le mythe relativiste du big bang (au-delà du mur de Planck du moins) inadmissible aux cultures pour lesquelles la création est surgissement actuel (et là on est en pleine quantique mais aussi en pleine incompatibilité avec la relativité), ou encore le temps chrétien pris en sandwich entre deux éternités, entre limbes et paradis.
La logique floue de la langue de caractère diffère de celle plus mécanique et linéaires des langues alphabétiques. Qu’aurait été la rhétorique d’Aristote fût il né en Chine ?
A ce constat, il faudrait en ajouter d’autres, comme la bidimensionnalité du caractère – qui le rapproche de l’expression mathématique – par contraste avec la linéarité alphabétique. Linéarité car les langues alphabétiques sont peu ou prou comme des enregistrements « au fil de l’eau » de la parole, ce qui n’est nullement le cas du chinois, qui articule un empilement de systèmes, du trait de base à la racine, puis à la combinaison de racines formant le caractère, puis la combinaison de ces caractères qui peuvent être des symboles abstraits (idéogrammes) ou concrets (pictogrammes) ainsi que quelques indications phonétiques.
De telles considérations peuvent paraître excessivement abstraites. C’est un grave tort de le penser. Parce que d’une part l’utilisation technique qu’on fait de la quantique gouverne le monde (l’IA, les téléphones portables, toute l’électronique reposent sur elle), mais parce qu’également la fable du big bang, et toute la métaphysique implicite de la relativité collent par trop précisément à la linéarité qu’impose la logique linéaire alphabétique, qui renvoie également au mythe chrétien de l’origine et de la fin des temps et donc imposent un certain sens à nos existences.
Relativité qui est un récit plaqué sur la phénoménalité au même titre que n’importe quelle théorie scientifique. L’anthropologie comparative a de longtemps noté que la théorie spéculative des champs eût probablement connu en Chine un développement plus ample et rapide n’eût le sous-continent été dépecé par les Puissances. La physique reflète aussi les rapports géopolitiques.
Au cœur de la théorie des champs gît la question irrésolue de la nature discrète ou continue du monde. Et c’est bien en s’appuyant sur Démocrite et Leucippe que Schrödinger entame sa réflexion sur cette question, soulignant ainsi les relations complexes entre nanomonde et réalité sensible. La question de Schrödinger du comment s’interpénètrent phénoménalité et psyché peut s’apercevoir également sous les lumières croisées (et leurs interférences) proposée par Wittgenstein [2], voire Lacan [3] , ou encore du corpus bouddhiste, Schrödinger ne renâclant pas à faire référence implicite à la notion d’âme, autrement dit à affronter et relier deux singularités irréductibles, l’univers « un » et la personne « un », deux types de « un » dont il s’agirait de démêler la nature et les relations. L’outil topologique semble taillé pour une telle étude. C’est aussi la question de Carlo Rovelli qui pose cette équation A*p=1. (Ici * est un opérateur hypothétique restant à inventer mais qui devrait pouvoir opérer en n dimensions).
[1] Erwin Schrödinger, « Physique quantique et représentation du monde », 1935
[2] “Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde »
[3] « L’inconscient est structuré comme un langage »