Des gueules noires s’étourdissent de bière dans l’atmosphère bleue de fumée et de rock d’un pub de Glasgow. Leurs machines se sont tues, à l’issue de plus d’une année d’une dure grève.
Jadis, ils étaient paysans ou pasteurs, vivant au rythme des éléments et de la course du soleil. Ils poussaient leurs moutons sur les parcours communs – les commons – dont l’institution plonge, avant l’histoire, aux racines du clan. Ils se heurtent bientôt aux clôtures fichées par le baron ou le shérif spoliateurs devenus gentleman farmer.
L’ordre du monde pivote, le clan perd sa vigueur, l’ordre nobiliaire s’affirme. Des galeries plongent sous les tourbes d’Ecosse à la recherche de l’anthracite aux veines qui taraudent de plus en plus profond. Insoucieuse de la marche du soleil, la mine enfourne trois fois nuit et jour sa cargaison bipède pour nourrir de puants hauts fourneaux qui vomissent de vêpres à matines leur bave rougeoyante et noire.

De cette fonte on fait des rails et des roues, cordes et plectres des sonorités modernes, gongs des marteaux-pilon, sillon du diamant dans la houille de vinyle. Des rails balafrent la campagne, chaîne d’une toile qui drainent vers les villes les pasteurs devenus bêtes de fer, réglés par la pointeuse, le tour d’équipe ou l’amende de retard. Les métropoles bientôt tentaculaires stridulent, sonnent, tintent du bruit alternatif des limes, rotatif des tours, trépident du choc des pilons, du halètement asthmatique des locos qui s’éloignent dans une nausée d’escarbilles. Partition de fer et de fonte, hululements de la vapeur, striction suraiguë du sifflet, chuintement des fumées, trépidation térébrante, roulement et saccade, voilà la source de l’accord plaqué du riff tachycardique du rock !
Musique industrielle dans ce pub de Glasgow, où vibre en contrepoint comme un écho d’agonie la cornemuse farouche. Musique de résistance et musique de défaite. Défaite de l’Ecosse. Défaite du temps paysan devant le temps industriel. Défaite des mineurs devant la Dame de fer.
Morte la cornemuse, défunt le flageolet, oubliées les scottish, les rondes, les gigues, les farandoles qui tiennent encore au mai celtique. Les accords se plaquent et les riffs hullulent dans un temps débordant, instantané, saccadé, saturé, épuisé derechef, qu’il faut sans cesse remplir à nouveau, de clip en clip.
Tout est donné dans ce temps bref unique, à prendre, à jouir, de suite, d’urgence, dans l’anxiété de l’irrémédiable fuite de l’instant. Agitation, queues de poisson, klaxon, vitesse et excès, freinage d’urgence, radars, énervements, embouteillages, encombrements, agenda électronique, synchronisation des données, portable, alarmes et notifications, retards, avion raté, fulminations, ulcères et contractures : Chronos dévore même les ducs et les barons du nouvel âge sombre, traders, lawyers et businessmen, auto-esclaves d’un temps qu’ils assèchent à force de le pousser.
Quel changement ! Naguère encore les puissants marquaient une cadence tout autre. Le riche, le noble mesuraient leur aisance à leur désœuvrement. On menait du bout des doigts les dames au menuet. On savourait à petite lampée la ronde des aiguilles sur le cartel de bronze. On préférait les mélodies tranquilles au harcèlement du tympan. A petite foulée, par cols, vaux et forêts, de relais en relais, Jean-Jacques Rousseau, ralliait Genève à Lyon, à pas d’homme, dans un silence qui effraierait le moderne – dans la vallée, où roule lent le Rhône poussant de pesantes gabares, nul poids lourd, nul bolide. En route, Jean-Jacques se fait une amie et partage sa nuit.