La brise marine apporte par bouffées des bribes d’opéra. A un jet d’œil une rizière inondée [1], qu’un buffle au pas grave laboure: son encornure lourde balance lente au rythme de l’effort.
Sur une margelle un transistor est posé. L’araire progresse dans la boue, tirée par le sabot.
A l’ombre d’un cône de paille, les mains sur les conduites de bois, le paysan arpente le boustrophédon du sillon qu’il trace, qui l’éloigne, le rapproche, l’éloigne, le rapproche de la sempiternelle mélopée. Parfois l’haleine saline apporte les vocalises presque humaines qu’égrène un lointain violon à deux cordes. Depuis combien de siècles le paysan pousse-t-il son buffle ? Comme son sillon boustrophédon, l’opéra cantonais revient sans fin sur des thèmes inlassables.
Une fois l’an, sur la place du village[2], une troupe itinérante bâtit son théâtre provisoire, et sous les cintres de bambou prolonge la tradition. Les maisons du bourg s’adossent à la pente, le dos léché par la jungle où errent les pythons, réservoir sans fin d’envahissants cafards, d’iules vermillons et de termites ailés. Dans les vides sanitaires, des cobras chassent les rats.
Devant, le village ouvre vers la mer sur une large aire commune, plane et rectangulaire. De là, la vue embrasse sous un angle très ouvert une pente déclinant mollement vers l’estuaire incandescent sous la pluie de lumière de la Rivière des perles. Dans la brume tropicale presque dense les potagers sont piqués de peluches géantes en guise d’épouvantail : Mickey ici, là-bas, la Panthère rose ! Les rizières miroitantes, l’ocre clair de l’arène piquée de friches rases, les boqueteaux de bananiers aux palmes paresseuses, les plumeaux légers des touffes de bambou où erre le serpent vert que ne craignent pas les chats mais qui les font baver ! s’étalent dans la lumière paresseuse.
Sur l’aire bétonnée, deux panneaux de basket pour les adolescents. Quatre ou cinq échoppes minuscules vendent de la bière et le dépannage du quotidien : huile, nouilles rapides, cigarettes, woks, clous, épingles à linge. Une glacière, quelques tables pour boire la Tsingtao, des parasols, des blocs équarris de tuf volcanique en guise de banc : l’île est une bulle de magma sur laquelle ont vomi des volcans plus récents.
La troupe construit sa scène, haute et couverte, vaste comme une maison. On cloue sur l’armature de bambou des plaques de tôle. Elles brillent sous le soleil dur. Du clinquant, des bannières, des oriflammes, des fanions jaunes flottent, aux caractères noirs, rouges, dorés ou violets balancés par la brise. Tard dans la nuit chaude des projecteurs l’éclairent. Sur le désordre de chaises massé devant la scène, on s’assoit. Les grands-mères apportent leurs travaux d’aiguille ou ramendent une vannerie. On assiste, on écoute, on papote.
Lassé, ou rappelé à la nécessité, on retourne vaquer aux besognes du jour, de la marmaille qui crie pitance, pour revenir le soir au bercement de la psalmodie, tantôt grave, tantôt le cœur battant des joies et des courroux mimés, sursautant soudain aux trilles suraiguës du faux castrat, tandis que se déchaînent le tintamarre aigre des cymbales, que le violon se plaint, que la peau du gong battu fait vibrer l’estomac, que les longues plumes de paon des tiares rejetées d’un coup de nuque fouettent l’espace, qui miment le geste d’un vieil empereur dont les colères, caprices, intuitions animales construisirent le monde, dont on ne sait plus si elles furent géniales ou seulement triviales.
Des jours durant, la représentation se joue, de la fraîcheur relative du matin à la tiédeur revenue longtemps après le crépuscule précoce. Assis de part et d’autres de la scène, en costume ou encore au civil, les acteurs se restaurent. On entame les dômes blancs du riz tassé dans de petits bols de laque rouge, tandis que l’opéra continue, indifférent au friselis des baguettes.
C’est la vie même qui dure et passe, la vie datée et périssable, comme celles plus essentielles, les dits d’annales ou de romans des concubines, des amants, des ducs, pleines de vengeances, de trahisons, d’amours secrètes, de courroux léonins, de guerres, de ruses et de diplomatie. On écoute ou l’on bavarde, on s’assoupit ou bien l’on apprécie, on reste ou l’on s’en va quelques heures pour revenir ensuite finir le jour l’oreille bercée de ces histoires antiques, vieilles comme la culture que tout le monde connaît.
Et l’on n’a rien manqué, car elles ne changent jamais et leurs épisodes s’emboîtent comme les nuits suivent les jours, comme les équinoxes s’enchaînent aux solstices. Sur le fond de l’histoire, le buffle tire l’araire, le paysan la pousse, le sillon se replie. L’opéra disparaît : c’est l’une des dernières troupes foraines de Chine.