un bouquet de Camargue

Il n’est pas six heures que déjà claquent les premiers tréteaux du marché d’Arles. ll s’étale largement comme une enceinte de toile autour de la cité. Montant en boucle large du Grand Rhône, il enfile placide le boulevard des Lices, oblique au nord vers les antiques remparts. Ce samedi très tôt la brume étouffe le bruit des étals que l’on monte. Le bizarre  printemps indien  de cette fin février en est cause, qui condense l’humidité du Rhône et de ses eaux alpines.

A 10 heures, le soleil achève de percer. Les mamies, lève-tôt, sont venues les premières. Et puis des couples, des familles, des enfants, des papis et des jeunes mamans. Un couple de Coréens, deux Américains, des rires hollandais et même un Iroquois avec crête, cuir et chaîne, dont aucun pourtant ne dément l’éminente provençalité du marché d’Arles : « C’est le meilleur de la région », dixit une foraine pâtissière. « Et il s’accroît d’année en année » opine le vendeur d’olives. «  A I’escabèche, à I’andalouse, à la sévillane, mes olives !». Un marché aussi vieux qu’Arles, dopé par les vétérans romains vainqueurs de la Gaule chevelue et dotés ici par César. Les incursions sarrasines l’étrillent, les Normands, tapis en Camargue, le pillent. Mais toujours il renaît. Au XIe siècle, quelques bourgeois avisés jettent un pont sur le Rhône. Désormais, la route rencontre le fleuve. Les barques se mêlent aux charrois, aux mulets.

Des mains s’agitent, les pièces blanches, les pièces jaunes tintent, deux kilos bien pesés, le sac en plastique récalcitrant, on échange une blague avec un grand sourire et l’on est heureux parce que l’on se promène, que le soleil brille et que l’on remplit le réfrigérateur. De quoi ? De baklava turc, de bœuf séché arménien, de berlingots au coquelicot ou à l’eucalyptus, de potirons, d’asperges ou de kakis, de fraises d’hiver, de jimbelettes, spécialité languedocienne à l’amande amère, de tomme de Savoie au lait cru, de coriandre frais ou de cébettes. Ah ! bien sûr, le marché a changé. Il n’y a plus de bourse, en fait la salle du café à côté où les paysans achetaient et vendaient le foin ou le vin. Ça maquignonnait à tour de bras. On recrutait ou on louait le labeur. L’histoire roule comme le Rhône.

Le marché a de nouveaux gadgets, bibelots, bimbeloterie, petites améthystes qui accrochent le soleil, scènes de plâtre peint où l’on reconnaît l’estancot, l’épicerie, ou le mail familiers. Et puis, il y a les anciens. Ils sont là depuis quinze voire vingt cinq ans. Emile vend du poisson. Son père, c’était les cochons. Il venait de Noves, à quarante kilomètres de là, en poussant devant lui dès minuit sa cohorte grognante. Retour bien après le crépuscule. Quatre générations de Coeur se sont succédées sur le marché d’Arles. Paul Cœur continue d’incarner une race bien particulière, le forain-artisan. Aux produits de ses mains, il ajoute ceux du négoce. Il fabrique à Graveson et étale en Arles, licols, bricoles, longes, harnais, mors, tire-bottes, capes de bergers, graisse à cuir, lassos ou seden, cette corde faite de crins de cheval.

Une pointe de nostalgie : « Avant les gens savaient ce qu’était un cheval, ils étaient compétents. Le cheval était pour eux un outil. Maintenant, ils ne savent plus, ou bien, ils prétendent savoir. Le cheval-loisir a remplacé le cheval-labeur ». La roue tourne, mais le gardian sait toujours où trouver le licol robuste qui résistera au sel et à la sueur de son vaillant petit Camarguais. La roue tourne, comme la foule, qui se fait dense quand sonne onze heures.

Les cabans s’enflent, les cageots se vident. Les parasols filtrent des ombres lumineuses, orangées, bleues, dorées. Le vieux monsieur avec ses glaïeuls sourit. Cadeau pour sa dulcinée ou charme de la fleuriste ? Tulipes écarlates, grappes jaunes des jonquilles, mauves jacinthes grenues : l’air vibre de soleil. Celui qu’a capté l’iris de Van Gogh, qui rend plus noire la chevelure de jais des Arlésiennes, « hiératiques et si inaccessibles ». Elles portaient la coiffe, un riche ruban de passementerie agrafé autour d’un chignon menu. Peut-être ceux-là même que vous dénicherez, entre un bouquiniste et un brocanteur. Sombres et moirés d’outremer, ou bien encore marine et grège, comme le « virginien », réserve aux filles non mariées. Que de malles ou de trousseaux d’aïeules où châles et dentelles attendent sagement qu‘une succession ou un déménagement les extirpent de leur grenier. Car si on ne les fabrique plus, on les recherche toujours. Et les fillettes, « Mireille dès douze ans », viennent sous les platanes choisir l’essentiel ornement de leur costume de fête.

Mais le soleil titille le zénith et l’estomac éveillé par le cliquetis des verres aux terrasses du boulevard des Lices gémit. Un petit chèvre à la sarriette ? Un beignet de pince de crabe au camion vietnamien ou du tarama grec ?  Le charcutier a bien trop de faconde pour que sa saucisse « au taureau et sanglier » n’en ait pas aussi et, bien vrai, on croit avoir en bouche les odeurs d’Arles et toute la Camargue !

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